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Etudier et mettre à distance un texte long en histoire en seconde

Dans le cadre de l'étude du premier empire colonial français XVI-XVIIIème siècles, j'ai proposé un large extrait du journal de bord de J. Brugevin[1], commandant le navire négrier La Licorne, à une classe de seconde professionnelle « Installations sanitaires et thermiques » pour traiter la situation «  Bordeaux et le commerce triangulaire ».

Une première séance sur la construction de l'empire colonial a permis de situer les possessions françaises et d'en faire comprendre l'intérêt politique et commercial. Les élèves, à la suite du cours, savent que le système de l'exclusif profite aux grands ports.

Je traite, la séance suivante, la situation avec l'extrait du journal de bord qui relate le voyage d'un navire négrier bordelais au Mozambique. Les élèves de cette classe sont vite déroutés par des textes longs et se montrent peu enclins à la lecture. J'ai donc opéré des coupes pour rendre le texte plus accessible. L'extrait obtenu leur permet de retracer l'itinéraire du navire et d'appréhender ce qu'a été le commerce triangulaire.

Je lance le cours avec une représentation du port de Bordeaux de Joseph Vernet[2], les élèves relèvent les indices de l'activité et de la richesse du port et j'amène la problématique « Comment le port de Bordeaux s'est-il enrichi ? » Je lis, alors, le journal de bord une première fois, à voix haute et m'assure, à l'oral, de la compréhension globale qu'en ont les élèves, puis je projette une carte des déplacements successifs du navire. Pour que les élèves s'approprient le document, je leur demande de relire le texte et de surligner les informations concernant les différentes escales. Lors de la mise en commun, le texte est projeté au tableau, ce qui donne lieu à une explication permettant de revenir sur le vocabulaire. Je raconte les conditions dans lesquelles s'effectuait la traversée et j'apporte des précisions sur l'achat et la vente des esclaves[3].

Je propose, ensuite, aux élèves de représenter le trajet suivi par La Licorne sur un planisphère. Puis, je confronte la carte du commerce triangulaire de l'Atlas des esclavages[4] à la production des élèves afin de mettre le journal de bord étudié à distance. Je demande aux élèves en quoi ce texte est à la fois conforme et en écart avec la carte du commerce triangulaire. On relève que le trajet du navire n'est pas celui de la majorité des navires qui pratiquent le commerce triangulaire. En outre, nous n'avons pas accès au discours des matelots ni à celui des futurs esclaves. Une trace écrite est rédigée collectivement à partir de leurs constatations :

Le commerce de traite appelé commerce triangulaire relie l'Europe, l'Afrique et l'Amérique. Les navires négriers, chargés de marchandises de traite, se rendent en Afrique pour s’y procurer des esclaves. Ils acheminent ensuite ces derniers vers les colonies puis rapportent des marchandises coloniales vers la métropole.

Le navire La Licorne suit un circuit original (quadrangulaire) en passant par l'île de France (liaison métropole-colonie) et en s'approvisionnant en esclaves sur la côte Est (Mozambique)[5] avant de relier les Antilles, la forte demande en sucre nécessitant une main d'œuvre servile abondante.

 

B. Hache, LP Normandie-Niemen, Calais.

 

Les extraits du journal de bord de Le journal de bord de Brugevin utilisés en cours : 

 

Le voyage d'un navire négrier bordelais au Mozambique

 

(1787-1788)

 

Le navire la licorne de Bordeaux, du port de 625 tonneaux, appartenant à messieurs Cochon, Troplong et Cie, négociants de ladite ville, a été expédié par eux sous mon commandement (…) pour la côte de Mozambique en passant par l'île de France et destiné à y traiter 500 têtes de nègres et les transporter dans les colonies françaises de l'Amérique, particulièrement dans l'île et côte de Saint- Domingue. Ce navire étant armé de 8 canons de calibre 4, (…) 36 fusils, 24 paires de pistolets, 24 sabres et 45 hommes d'équipage tout compris muni de fers à nègres, colliers, chaînes (…).

La cargaison consistait en diverses marchandises pour la traite comme vin, eau-de-vie, liqueur, fer en barre, fusils de traite, de munition et de chasse, poudre de guerre, toiles, draperies, soieries, galons d'or et d'argent et autres articles, le tout des fabriques de France (…). Ce navire, expédié des bureaux des classes de l'amirauté de Bordeaux, le 8 janvier 1787, leva l'ancre et démarra de devant la dite ville (…)

Le trajet de Mozambique au cap de Bonne Espérance fut heureux et assez beau. J'entrai dans la rade qui forme le port de Table Baye, le 10 février (1788), pour y faire de l'eau, renouveler les vivres et mettre à terre 60 nègres qui avaient besoin de prendre l'air de terre, parce que le scorbut commençait à se manifester (…).

Le 12 du même mois, ayant obtenu du gouverneur hollandais la permission de mettre à terre les malades et de vendre ceux qui ne seraient pas en état d'être embarqués, je fis descendre 60 nègres que je mis dans une maison située avantageusement pour les faire rétablir.

Ayant fait une visite très scrupuleuse avec mon chirurgien des 60 nègres que j'avais mis à terre, nous en trouvâmes 40 que je ne pouvais rembarquer et qui n'auraient pu soutenir la traversée, étant attaqués du scorbut (…) Je me décidai à les vendre à un négociant hollandais à raison de 75 piastres, prévoyant que je ne pourrais en tirer un aussi bon parti à Saint-Domingue, en conséquence je les lui livrai et du produit de cette vente je payai toutes les dépenses de la relâche.

Je fis embarquer les 20 nègres qui étaient à terre et je m'embarquai le lendemain (…).

Le 21 avril, j'eus connaissance de la terre de Saint-Domingue. Le lendemain 22, nous entrâmes dans la rade de Cap Français (…) après 60 jours de traversée depuis le départ de cap Bonne Espérance. Toute la cargaison était en très bon état, n'ayant que 2 nègres affectés du scorbut (…). J'avais perdu 6 têtes de nègres depuis le départ du cap Bonne Espérance, y compris un petit négrillon qui tomba à la mer et qu'on ne put sauver.

Le 23 à 8 heures, la visite de santé vint à bord et ne trouva aucune maladie contagieuse. En conséquence il fut permis d'aller et venir à terre et à bord. Le même jour l'administration se transporta à bord vers 10 heures du matin. Tous les nègres furent comptés, chaque espèce en particulier. Il s'en trouva 390 de tout âge et de tout sexe. (…) Je me décidai à vendre ma cargaison dans cette partie de l'île et je fis annoncer ma résolution dans les papiers publics (...).

Du 25 au 10 mai ma vente fut entièrement finie et les 390 nègres que j'avais introduits produisirent une vente de 723000 livres argent de la colonie (…).

J'employai cette somme en achat de denrées de la colonie que je fis charger à bord du navire la Licorne (…).

Le 23 juin, le vaisseau était hors de passes. Je dirigeai ma route pour faire mon retour à Bordeaux.

La traversée a été aussi heureuse qu'on pouvait le désirer. Le 12 août j'eus connaissance de la rivière de Bordeaux, tout mon équipage étant en très bon état et n'ayant éprouvé aucune maladie dans le cours de la traversée.

 

Je certifie le présent journal véritable, à Bordeaux, le 14 août 1788.

Signé: J. Brugevin

 


[1] La France d'Ancien Régime, Textes et Documents, 1484-1789, Presses Universitaires de Bordeaux 2002. De larges extraits sont disponibles sur le site de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie de La Réunion,  http://aphgreunion.free.fr/negrier.htm

[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Vernet-port-Bordeaux.jpg 

[3] Cf. le compte rendu de l'intervention sur le premier empire colonial français d'Anne Inglebert.

[4] De Marcel Dorigny, aux éditions Autrement 2006

[5] Les négociants bordelais, ayant commencé à développer le commerce de traite plus tard que les autres ports négriers, rencontrent une rude concurrence sur les comptoirs de l'ouest et se dirigent alors sur la côte Est. Les comptoirs de l'ouest s'épuisent aussi. Malgré les incitations de la Couronne, peu de navires négriers se sont ravitaillés sur la côte orientale où les esclaves étaient achetés et non pas troqués.